SONIA CABRITA
DÉCEMBRE
MA galerie sonore est un espace virtuel dédié à l’art radiophonique lancé cette saison. Entre octobre et juillet, des personnalités, réalisateurs et réalisatrices, artistes et radios complices proposent une sélection coup-de-cœur de trois à cinq œuvres audio à l’écoute dans cette rubrique.
SONIA CABRITA
Formée au CREADOC, Sonia Cabrita s'essaie à l’écriture filmique avant de lui préférer le versant sonore du documentaire. Intermittente du spectacle depuis 2007, la réalisatrice multiplie les chemins de traverses et déploie ses activités, films, documentaires ou créations sonores, ateliers et rencontres auprès des publics les plus divers. Un foisonnement de projets souvent liés aux territoires et proches de milieux sociaux généralement peu visibles.
PRÉSENTATION DE LA SÉLECTION
Réalisatrice de documentaires sonores et animatrice d’ateliers de création radiophonique Sonia Cabrita affirme son gout prononcé pour le plein air, la rue, les rives d’un lac, les sous-bois et pour les dispositifs d’écoute à la croisée du salon et de la fête foraine. En septembre dernier, elle présentait aux Bains Douches son western radiophonique Il était une fois dans l’Est et on la retrouvera le 13 décembre avec son autre podcast commandé par MA, Rayonnante et Raffinée, lors de la soirée BYE BYE TWIST.
Votre première proposition est issue d’un lieu emblématique de Montreuil (93) qui s’appelle La Parole errante. Il s’agit d’une émission de radio concoctée collectivement sous le nom de raDIYo (le DIY est un acronyme anglais pour dire « fais-le toi-même »). C’est un lieu, un collectif et une démarche qui est fortement située politiquement. Est-ce cela qui vous intéresse ?
Sonia Cabrita : Ce qui m'intéresse c'est d'être à la croisée de la forme et du fond. D'être à la fois dans « Qu'est-ce qu'on raconte ? », « Comment on le raconte ? » et « Avec qui on le raconte ? ». De me poser sans cesse la question : qu’est-ce qu’on fait là, avec qui, et comment ? C’est-à-dire, de se poser vraiment profondément la question de la situation. Essayer de brouiller un petit peu les pistes et de remettre du collectif, tant dans l’apprentissage que dans la fabrication. Et, à La Parole errante, il y a de tout. Des gens qui font de la radio depuis longtemps, il y a des gens qui en font depuis hier, il y en a qui n’en ont jamais fait. Chacun est à sa place et en même temps on est vraiment ensemble à un endroit. On ne fait pas la même chose, mais on tient toutes et tous un rôle qui a un prix et une valeur. Au fond, je crois que c’est tout simplement la posture de l’artiste qui me pose question.
En apparence au moins, cela contraste beaucoup avec le second podcast de votre sélection, celui de Daniel Martin-Borret qui s’intitule J’arrive pas. On y entend se confronter la voix de George Floyd qui, peu avant de mourir étouffé par un policier, dit « Je n’arrive pas à respirer » et celle de l’artiste qui déroule ses propres « Je n’arrive pas à... ». Cela ressemble bien plus à une œuvre d’artiste contemporain, qui semble à l’opposé d’un certain spectre radiophonique auquel appartient La Parole errante.
S.C. : Même si on est à l'opposé, on parle de la même chose. Dans Il était une fois dans l’Est, je pense que moi aussi je m'accorde un rôle très central. Je crois que parfois, d'assumer certaines positions c'est une meilleure manière de les démonter et d'entendre autre chose. C'est-à-dire que, d'un côté du spectre comme de l’autre, ça pose la question de qui parle et de quel est son rapport au monde. Quand Daniel Martin-Borret fait ce truc du « Moi-Je », d’homme blanc cis hétéro, qu’il joue avec cette archive brute et qu’il coupe à un certain moment, j’entends comment il tire les manettes, comment il tire des ficelles entre la mort de George Floyd et lui. Ça frôle le narcissisme de l'auteur, mais, en même temps, il le met tellement en avant… En fait, ce narcissisme de l'artiste, je trouve que plus il est contrôlé, soi-disant avec humilité, plus il est boursouflé, plus il prend toute la place. Au contraire ça m'amuse beaucoup quand on en fait des tonnes, quand on y va franchement pour en montrer les limites et, au final, se ridiculiser. Je crois que c'est de ça dont il est question. Et Daniel Martin-Borret, il joue avec cette limite.
Ça crée un malaise que j'aime beaucoup, quand on ne sait pas trop ce qu'on entend, qu’on ne sait pas trop si la personne est du bon ou du mauvais côté du manche. J'adore quand on est sur une brèche et qu'on se dit que de savoir si j'aime ou je n’aime pas, n’est pas la question. Et qu’on se demande : c'est quoi la question ?
Autre chose, c'est l'utilisation de l’archive sonore. Je n’avais jamais vu d'images de la mort de George Floyd et je trouve que, alors même que je sais déjà tout ça, la puissance de l’archive la fait entendre dans sa temporalité réelle. La couper comme ça, avec en regard sur toutes les petites préoccupations de l’auteur, je trouve que ça donne du relief. Quand j'entends la litanie de privilégié de Daniel Martin-Borret, je suis encore avec George Floyd moi. Et à force, sa liste, elle me renvoie à l'absence de l'archive. C'est cette construction qui m’intrigue beaucoup.
Et pour finir votre sélection, vous proposez une sorte de chef d’œuvre radiophonique : La Dernière Nuit d’Anne Bonny de Claire Richard. Une sorte de fiction historique qui retrace une partie de la vie d’Anne Bonny, l’une des grandes figures de l’époque classique de la piraterie sur les côtes caribéennes.
S.C. : Je l’ai choisi comme une évidence.
C'est une autre manière de faire la radio avec ce goût de l'écriture, ce goût du travail de longue haleine. Autant ce qui m'intéressait chez Daniel Martin-Borret c'est le côté un peu brut, un peu dégueulasse même, autant là avec Anne Bonny, c’est complètement l’inverse. Le soin, la mise en scène, le goût du son, de toutes ces voix, de la narration, l’attention à qui raconte. On peut l'écouter et le réécouter sans se lasser.
Je l'ai fait écouter dans une maison d'arrêt où j’étais venue pour Le Sang de Ginette, un de mes précédents travaux, c’était passionnant. Je pense que ce qui me plaît en particulier dans ce travail de Claire Richard et Sabine Zovighian, c'est qu'il peut être écouté par tout le monde n'importe où, n'importe comment. Et, ça, ce n’est quand même pas rien ! Ça donne envie de faire des vraies séances d'écoute, comme on fait des séances de cinéma. Je trouve que ça renoue avec les fictions de la télé ou avec les fictions radiophoniques.
Et puis, il me semble qu’en ce moment, on se débarrasse beaucoup de la narration. Comme s’il ne fallait absolument plus raconter d'histoires, qu’il ne fallait plus de personnages, comme si tout ça c’était devenu complètement has been. Ça s’observe dans plein de domaines et je trouve très intéressant de se demander pourquoi. Alors, je trouve que ça fait du bien de renouer avec la puissance de l'histoire ! Dans mon propre travail, c'est vraiment vers là que j'aimerais aller. Je ne sais pas si j’en suis capable, mais « quand je serai grande » j'aimerais écrire des récits, j'aimerais vraiment faire des films pour les oreilles, avoir ce temps long, écrire des personnages.
Lorsqu’on écoute Il était une fois dans l’Est que vous avez réalisé à Montbéliard, il semble que vous soyez déjà pas mal engagée sur cette voie, mais on y retrouve aussi certains des éléments des deux autres podcasts de votre galerie.
S.C. : Je commence, je commence, ce sont les prémices. En fait, j'avais envie que Il était une fois dans l’Est soit comme une première partie, et qu’ensuite, la seconde partie, ce soit vraiment un western radiophonique avec certaines des personnes que j’ai rencontrées pendant le casting. Cette deuxième partie, j’avais envie qu’on l’écrive vraiment, pendant un an, deux ans, qu’on écrive le récit ensemble, et qu'on le réalise. J'avais cette petite idée derrière la tête.
Mon problème, c’est que j'ai vraiment du mal à me débarrasser de moi. Dans le rapport documentaire aux situations que je crée, j'essaie toujours de m’effacer le plus possible, mais ça ne marche pas. En partie, parce que c'est dans la relation que les choses se jouent, dans ce que je bricole, moi. Alors j'aimerais bien petit à petit me débarrasser de moi et, même si je n’ai pas réussi encore, de disparaître. Pour le moment je n’ai pas trouvé d’autre solution que de m’assigner une place, de l’assumer et d’en montrer les limites. Souvent, quand j'écoute des choses et même quand je n'entends pas du tout la voix des réalisateurs ou réalisatrices, je les trouve omniprésents, et je trouve ça horrible, ça m’emmerde profondément, je déteste ça.
C’est pour ça que j’adore le film Salaam cinema de Mohsen Makhmalbaf, qui a été projeté en septembre à la scène nationale. Le réalisateur est à la fois vraiment très présent, il tire les rênes, mais il crée une situation où il se fait sans cesse déborder. Et c'est les gens qui prennent le pouvoir sur le film d'une certaine manière, et pourtant s'il n'avait pas été là, ça n'aurait pas été possible. Alors quand je serais grande...
Entretien réalisé par Adrien Chiquet avec Sonia Cabrita
Décembre 2024