KAORI ITO
FÉVRIER

KAORI ITO

FÉVRIER

MA galerie sonore est un espace virtuel dédié à l’art radiophonique lancé cette saison. Entre octobre et juillet, des personnalités, réalisateurs et réalisatrices, artistes et radios complices proposent une sélection coup-de-cœur de trois à cinq œuvres audio à l’écoute dans cette rubrique.

KAORI ITO

kaoriito.com

Danseuse et créatrice depuis vingt ans, Kaori Ito cherche à faire émerger un mouvement vital qui relie les corps entre eux et rend visible le vide, l’invisible et le sacré. En 2023, elle prend la direction du TJP CDN de Strasbourg – Grand Est. Fidèle de la programmation de MA, elle revient avec son dernier spectacle Waré Mono.

Kaori Ito est danseuse et chorégraphe. Née au Japon, elle réalise la plus grande partie de sa carrière en Europe, au sein de nombreuses équipes mais surtout à la tête de sa propre compagnie. Depuis 2023, elle dirige le TJP, Centre Dramatique National de Strasbourg. Fidèle de la programmation de MA scène nationale, elle y a récemment présenté Waré Mono, spectacle mêlant danse et marionnettes.

Waré Mono, le spectacle que vous venez de présenter à MA scène nationale, est à destination du jeune public. J'avais donc envie de commencer en évoquant le podcast le plus proche de cette question qui est Le Cœur sur la table. On y aborde des sujets complexes, en l’occurrence la sexualité, avec des enfants très jeunes. Comment ce podcast vous a-t-il accompagnée et comment a-t-il contribué à nourrir votre façon d’impliquer les enfants dans la création ?
Kaori Ito : Dans mes spectacles, je parle toujours de tout ce qui ne se dit pas, ou de tout ce qui ne se voit pas. Or, on essaie souvent de cacher ses blessures, et assez tôt d'ailleurs. Quand on est blessé, ça vient de l’enfance, et même en tant qu'adulte, lorsqu’on consulte les psychologues, on en revient à elle. Je voulais donc travailler sur cette notion de blessure, sur comment on pourrait vivre avec celles de l'enfance, alors qu’on a parfois l'impression de l'avoir ratée, notre enfance heureuse. Dans la démarche de Waré Mono, on a vraiment fait des recherches avec des enfants qui étaient en fin de maternelle ou à l’école primaire et on leur a demandé ce qu’était leur blessure. Aujourd'hui, en moyenne, trois enfants par classe sont témoins d’abus sexuels, de violences ou bien même en sont victimes. Et alors que c’est relativement courant, ce sont des choses dont on ne parle pas. J'ai été très sensible à ces enfants qui signalaient des faits pendant les ateliers qu'on a menés, alors que les maîtresses elles-mêmes n’étaient pas au courant. On sentait qu'eux, particulièrement, voulaient nous dire quelque chose et que par l’art, par l'imagination, ils voulaient réparer. Je me souviens d’un enfant par exemple qui disait que l’amour pour lui, c’était du sable qui coule. Par ailleurs, je voulais travailler sur ce rituel qui s'appelle Kintsugi, qui est une pratique de réparation de céramiques cassées avec des poudres d'or. Plus il y a de cassures, plus il y a de fractures, plus la céramique coute cher. C'était un signe de richesse que de pouvoir réparer avec de l'or à l'époque au Japon. Au final, c'est un art de riches. J'ai trouvé intéressant de pouvoir réparer ces blessures tout en les mettant en avant, en en étant fier, avec de l’or qui les rend plus précieuses.
C’est dans ce sens que je me suis demandé de quels sujets on ne peut pas parler aux enfants ? Je me suis alors interrogé sur la manière dont on doit s’y prendre, comment on peut parler de blessures, de doutes, et pourquoi on ne parle pas de ça ? C’est pour ça que j’ai choisi ce podcast. J'ai un enfant de sept ans, on a écouté ça ensemble et ça a été très utile pour lui de savoir qu'il a le droit de protéger son corps, qu’il y a le droit de refuser d’être touché, de dire non à des adultes. Ces limites sont importantes à identifier parce que les enfants sont souvent dans la fragilité, souvent instrumentalisés par les adultes, par les parents même, parfois par d’autres enfants plus grands. Définir ce cadre, c'est parler de droits humains. Il m’a semblé que c'était important que tout le monde, enfants et adultes, sache ça et que ce spectacle s'adresse non seulement aux jeunes publics mais soit aussi intergénérationnel. On a tous été des enfants, alors on doit se demander comment on appréhende ces sujets pour soigner, pour prendre soin de nos enfants et de nos avenirs.

Cette question du rapport des enfants aux adultes et des adultes aux enfants, de l’avenir, des droits humains, m’invite à enchainer avec le deuxième document. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un podcast, mais de l’extrait d’un film de 1984, D'Amore Si Vive (On vit d'amour) de Silvano Agosti. Ce gros plan sur ce garçon a un peu fait le tour d’internet, et il nous renvoie à des questions cruciales sur la légitimité des enfants à décider, à penser, à exercer leur liberté. Est-ce qu’en faisant participer les enfants à l’élaboration du spectacle, vous aviez cette ambition de leur donner la possibilité d’enseigner quelque chose aux adultes ?
K. I. : Je pense que l’enfance, c’est notre inspiration. Quand on est artiste, on cherche l’enfant en nous. C’est frappant comme les enfants n'ont pas de barrières avec leur imagination. Pour cette raison, c’est essentiel d’être en lien avec eux, même lorsque le spectacle ne leur est pas adressé. En tout cas, moi, ça m'inspire beaucoup ce lien avec eux.

Mais dans cet extrait, ce qui me touche le plus, c'est que l'enfant parle de sa liberté. Cette façon qu’il a de dire qu’il est libre malgré tout. Ça n’est pas tant de donner une leçon aux adultes, mais c'est le fait de revendiquer les mêmes droits qu’eux. Il imite d’ailleurs un peu leur manière de parler et les imite aussi dans leur désir de liberté. Alors quand il parle d’école, qu’il dit avec un peu de malice que non, on ne peut pas faire l’amour à l’école, on voit qu’il connaît très bien les cadres. Mais tous les enfants connaissent ça. En cela, il n'y a pas avec les adultes de différence de niveau de connaissance ou de sensations. C'est la manière qui change. Les enfants sont très honnêtes avec leur désir, avec leurs sentiments, avec leurs blessures. Les adultes ont une couche sociale qui est à la fois une protection et un empêchement. Il y a une réciprocité : d’un côté celui qui est complètement vulnérable, mais qui a une grande force de vie, et de l'autre ceux qui masquent leur vulnérabilité, mais qui ne peuvent pas tout protéger pour autant.
L’expérience avec les enfants dans la création, souvent, ça ne passe pas par des mots. Au début, on a essayé de les inviter sur scène à participer, mais c'était catastrophique. Ils ont commencé à faire comme nous et on ne pouvait plus contrôler. Il y a un moment par exemple où le danseur (Issue Park) crie, il sort dehors et il crie. Alors les enfants ont commencé à tous crier. C’est comme ça qu’on s’est rendu compte que c'est nous qui ne posions pas assez de cadres pour qu'ils puissent se sentir aussi disponibles, en écoute, en liberté. Sans ces cadres, c’était complètement n'importe quoi. On aurait dit des adultes, mais sans filtre ! Il y avait comme une sorte de sauvagerie en face de nous qui était dangereuse mais qu’en même temps nous avons bien fait de tester. Ensuite, on a essayé que les enfants soient derrière, en ligne, en train de regarder le spectacle de l'autre côté par rapport au public. Ça marchait pas mal, c'était compliqué pour nous de jouer pour les deux côtés et les enfants se sentaient un peu pris en otages. À la fin, ce qui a marché, c'est qu'ils préparent avec nous une forme de réparation de l'espace pendant que les spectateurs arrivent. Ça leur laisse une place de légitimité, cadrée, une seule scène, mais connectée avec les spectateurs et avec nous. On danse sur leurs dessins à l'argile et c'est comme si les enfants nous avaient laissé leur trace et transmis leur énergie.

Vous êtes née au Japon, mais vous avez fait l’essentiel de votre carrière en France. Le spectacle dont nous parlons est inspiré d’une pratique japonaise artisanale et ancestrale. Or, votre troisième et dernier choix s’est porté sur Nastassja Martin, une anthropologue. Quelles articulations faites-vous entre les cultures ? Entre le kintsugi, l’art occidental et l’anthropologie ? Et pourquoi Nastassja Martin particulièrement ?
K. I. : Le Japon est animiste et moi, je crois en des énergies qui sont plus grandes que nous, qui nous dépassent. Et quand on fait ce métier d’être sur scène, on ne pense qu'à ça ! On pense à l’échange d’énergie. Quand je danse, je ne danse pas seule, la danse naît entre moi et les spectateurs, il y a une zone d’incarnation du vide. Alors Croire aux fauves (récit de Nastassja Martin publié aux éditions Verticales en 2019) m’a beaucoup bouleversée. Il y a beaucoup de choses qui font profondément écho à ma philosophie. Je viens de la sociologie et quand je crée, j’ai envie d'être un peu comme une anthropologue. J’aime chercher les témoignages de la société, des habitants, des interprètes pour confirmer que le sujet dont je suis en train de m'occuper est aussi leur sujet, et me demander quelle est aujourd'hui la manière dont les gens pensent ce sujet. Ce qui m’habite aujourd'hui, c’est ce lien entre enfance et avenir. Ce texte alimente aussi un autre travail. Je prépare une pièce pour 2026 qui va s'appeler Migratrice et qui parlera de ces déplacements nécessaires, humainement et mentalement. C'est important de manière générale, mais ça l’est aussi pour mon parcours.
Dans la langue japonaise, on ne dit pas « je ». On dit quelque chose comme « Ce tableau me déplace », il n'y a pas de « je ». À la place, c'est vraiment l'autre qui pénètre en nous. Ça m’anime beaucoup dans le texte de Nastassja Martin comme l’ours est entré en elle et comme elle est entrée en l’ours. Je trouve également des liens avec la migration des oiseaux qui change, qui prend d’autres chemins que ceux que l’on pensait immuables. Est-ce que c'est bien ? Est-ce que ça n'est pas bien ? Je ne sais pas mais je sens que ce sont des choses qu’il est important d’appréhender avec les enfants. Qu'est-ce que c'est, cette mutation ? Qu'est-ce que cette mutation entre le sauvage et la société humaine ? Ce sauvage qui est si proche de nous alors qu’en même temps, on se sent isolé. Je cherche à faire un lien avec les enfants, avec leur avenir.
Cette énergie qui nous dépasse, c’est ce que je veux partager sur scène. Dans le cinéma, c’est impossible. C’est une énergie du moment, du présent, pour moi ça ne passe pas par l'écran. Ça marche si on est ensemble, et c'est pour ça qu'on fait de la scène. Pour des spectateurs qui voient des danseurs, eh bien, il y a 10% de leurs cerveaux qui est en train de danser avec eux.
Chez Nastassja Martin, je suis profondément touchée par sa façon de croire à des choses qui n'existent pas, qui ne se parlent pas, et de croire à l'effet de donner de la place à ça. Il faut donner plus de place à notre imagination et à tout ce qui ne se voit pas dans notre vie. C'est essentiel aujourd'hui et c'est là la clé du futur pour les enfants : comment on crée, comment on arrive à préserver cet espace pour eux. 

Entretien réalisé par Adrien Chiquet avec Kaori Ito
Février 2025