ANAMARIA PRAVICENCU
MAI

ANAMARIA PRAVICENCU

MAI

MA galerie sonore est un espace virtuel dédié à l’art radiophonique lancé cette saison. Entre octobre et juillet, des personnalités, réalisateurs et réalisatrices, artistes et radios complices proposent une sélection coup-de-cœur de trois à cinq œuvres audio à l’écoute dans cette rubrique.

ANAMARIA PRAVICENCU

semisilent.ro

Directrice artistique de la plateforme de podcast SEMI SILENT, Anamaria Pravicencu œuvre à la promotion et à la reconnaissance des arts sonores et radiophoniques en Roumanie.

PRÉSENTATION DE LA SÉLECTION

Anamaria Pravicencu est un artiste sonore roumaine. Elle est est la programmatrice de la plateforme SEMI SILENT qui produit et publie des podcasts d’art sonore, radiophoniques et de field-recording.

Vous êtes curatrice de la plate-forme SEMI SILENT, qu’est-ce qui guide vos choix dans cette fonction ? Et qu’est-ce qui a guidé vos choix dans la sélection que vous proposez à MA galerie sonore ?
Pour SEMI SILENT, comme je travaille principalement avec des financements publics, tout se passe par appel à projet pour un an ou six mois. Je choisis une thématique et je lance l’appel. À l’exception du programme Sonic Future Recidencies, qui concerne des résidence longues et collectives de création sonore où la thématique change à chaque édition. Cependant, il y a des constantes comme la dimension écologique et les typologies sonores du rural.
Pour cette sélection, j’ai choisi des projets produits à différents moments. Trois ont été créés pendant différentes éditions de Sonic Future Residencies par des femmes d’Europe de l’Est : Ana Teodora Popa, qui est Roumaine, Manja Ristić, serbo-croate, que j’admire beaucoup et Anna Kravets, une autrice ukrainienne avec laquelle je travaille depuis 2020, avec une publication parmi les plus récentes de SEMI SILENT. Les deux autres choix sont une pièce co-produite par SEMI SILENT et signée par Charo Calvo, qui a été l’une des premières autrices avec qui j’ai travaillé, et une création plus récente de Jeanne Debarsy. 

Votre sélection, qui est faite pour être écoutée dans cet ordre, s’ouvre avec « Encyclopedia of War » d’Anna Kravets…
… An Emotional Encyclopedia of War ! c’est important parce qu’on parle surtout d’émotions, de souvenirs et d’impact sur la santé psychique.
C’est un travail que nous avons initié dans le cadre des résidences que j’évoquais. Anna Kravets était avec sa mère à Kiev au début de la guerre et elle travaillait à l’écriture d’une autre pièce. On se parlait régulièrement et elle cherchait déjà des bunkers avant que la guerre ne commence, des lieux près de chez elle où elle pourrait se réfugier avec sa mère.
Quand la guerre a commencé, elle a démarré, depuis les bunkers, un travail de podcast pour une plateforme de presse indépendante ukrainienne. Elle a fait des enregistrements avec les gens qui étaient présents, puis, dans des épisodes suivants, elle a rassemblé des sons envoyés par des personnes qui étaient dans différentes localités d’Ukraine ou même depuis le front. Elle est ensuite partie à Varsovie et c’est à ce moment-là que je lui ai proposé une résidence artistique en partenariat avec la structure bruxelloise Q-O2 pour qu’elle prenne un peu de temps, un peu de repos mental.
En arrivant à Bruxelles elle a commencé à travailler sur un projet de performance interactive qui s’appelle Emergency Rehearsal et dans lequel elle reproduit les situations vécues dans les bunkers. Elle reproduit des dialogues évoquant des souvenirs liés au renfermement, aux traumas de la guerre ou aux persécutions politiques. Des souvenirs de famille aussi. Elle intègre à cela une réflexion sur les objets auxquels on pense quand on descend dans un bunker, entre nécessité matérielle et besoin affectif, émotionnel. C’est ensuite que ce travail de performance est devenu une œuvre de radio.
C’est un projet qui prend la mesure de ce rythme particulier des performances et des différentes paroles, mais aussi la mesure de la distance avec le début de la guerre, avec l’accumulation de l’expérience de la guerre. La mesure aussi de la distance avec l’Ukraine, prise durant ses voyages. C’est un travail qui est essentiel en ce moment, mais en même temps c’est un poids supplémentaire pour qui suit les horreurs de la guerre en Ukraine, le génocide en Palestine... c’est comme si ça ne s’arrêtait jamais. Une expérience de plus, encore un compte rendu, encore une parole de mise en contexte qui pèse sur nous. Mais voilà, ce travail a besoin d’être dans le monde, même si on n’en peut plus d’écouter, d’entendre, de témoigner : il faut que ça trouve son chemin.

La production suivante est signée par Jeanne Debarsy et s’intitule Maybe Nothing avec ce sous-titre un peu intrigant : an environmental thriller. Qu’est-ce qui vous a fait mettre cette création en second de votre sélection ?
C’est l’inquiétude. Le sentiment du juste-avant, juste-après, ou juste-à-côté de l’horreur. Dans ce cas : de l’horreur climatique potentielle. On était au bord du Danube, à Port Cetate en 2022 dans le cadre de Sonic Future Residencies et, comme souvent ces dernières années, c’était très sec, le Danube était très bas. On voyait les bancs de sable, la navigation était réduite à un bateau par jour parce que les gros bateaux de marchandise touchaient le fond. Le transport était interrompu et ça transformait ce qui est d’habitude une autoroute pour le commerce entre la mer Noire et l’Europe en un paysage juste pour nous. Un paysage avec une certaine délicatesse mais aussi avec une précarité due à la baisse de l’eau. Et donc le sujet du déclin des écosystèmes a été au cœur de cette résidence.
La plupart des productions sont faites autour des sons qui existaient, des sons qui auraient pu exister, et des relations émotionnelles ou fonctionnelles liées à l’eau. Avec la pièce de Jeanne Debarsy on accentue volontairement, par ce sous‑titre, cette idée de tension et d’horreur possible. Avec les bribes de parole, avec les dialogues qu’elle a eu avec les autres participantes et qu’on entend dans la pièce, elle construit cette tension, ce sentiment d’imminence d’une chose terrible ; en ce sens c’est une fiction, une construction. Avec ce détachement de la splendeur du son naturel, cette recherche de bouts de nature dépourvus de la présence humaine, qui n’existent plus.

On passe peut-être encore quelques degrés supplémentaires dans la fiction avec Vague de Chaleur de Charo Calvo.
SEMI SILENT a été créé en 2016 et c’est l’une des premières artistes avec lesquelles on a travaillé. À l’époque il s’agissait d’explorer l’héritage sonore de Bucarest, l’emprunte sonore du Bucarest d’aujourd’hui avec des choses qui disparaissent, des choses qui se transforment. Mais le premier projet autonome après le lancement de la plateforme a été Her Voice en 2017, autour de la création sonore et musicale de femmes, et Charo Calvo était la seule étrangère invitée, les autres étaient toutes de Roumanie. Sa façon de travailler durant l’atelier, le dialogue avec nous et la présentation de son travail, tout ce temps qu’on a passé ensemble, je pense que ça a été un guide très important pour moi personnellement, pour ma façon de travailler avec les artistes, de leur donner une place frontale dans le travail de SEMI SILENT. C’est un moment marquant pour la plateforme, cette rencontre. Charo Calvo est venue souvent à Bucarest parce qu’elle a été plusieurs fois sélectionnée pour le prix Grand Prix Nova de Radio Romania. C’est d’ailleurs comme ça que je l’ai rencontrée.
Cette pièce va plus dans la fiction mais partiellement. Elle poursuit le sujet des changements climatiques, de l’écoute, des corps… Ce que je trouve intéressant c’est le mélange de différentes couches de discours : des témoignages, les paroles des femmes, une parole scientifique, ce mélange de discours entre changement climatique et changement du corps durant la ménopause. Le jeu de mot sur les vagues de chaleur est tenu assez finement même si c’est très très compliqué de suivre l’histoire.

Vient ensuite le Nobody Asked de Ana Teodora Popa, la seule roumaine de cette sélection dont il faut signaler que la traduction en anglais du texte entendu est donnée sur la page du podcast.
J’ai choisi de mettre la traduction parce que l’histoire est importante, même si le sonore fait son travail aussi. Il y a du roumain, mais un tout petit peu de russe de la très ancienne minorité lipovène du delta et du sud-est de la Roumanie. Et ils ont des traditions très fortes, du chant, de chœurs de femmes.
Nous étions dans le delta du Danube, dans le village isolé de Letea qui est a côté d’une forêt très ancienne. Moi non plus, je ne connaissais pas bien la région et nous avons tous été surpris par la rudesse du climat. Les terres étant salées, il n’y a pas moyen de faire de l’agriculture ou du jardinage sans apports de terre extérieure. Il y avait beaucoup de maisons abandonnées, parce que les gens quittent les petits villages parce qu’il n’y a plus vraiment de poissons et donc plus de pêche. Les maisons en terre battue sont abandonnées et ensuite détruites par des chevaux en liberté qui les piétinent. Le peu d’habitants qui restent sont principalement des personnes âgées, et donc Daria, cette dame que l’on entend dans la pièce et que nous avions déjà rencontrée à plusieurs reprises dans le village.
Daria est tellement seule qu’elle parlerait avec n’importe qui l’écoute. Elle était souvent devant sa porte d’ailleurs et on sentait que sa famille ne lui rendait pas visite très souvent. Elle buvait.
Et je trouve qu’Ana Teodora a trouvé une façon de parler de l’histoire de cette femme avec ses rires un peu éclatés, un peu cassés, et ses larmes autour de cette maladie de l’enfant. Ana Teodora n’en a pas fait un fait divers, et elle a gardé sa distance. On entend le soin et la douceur de son écoute et la façon dont elle a porté ce dialogue. J’admire beaucoup cette capacité là et aussi cette invitation à être dans l’environnement naturel : beaucoup d’insectes, différents types de crapauds et d’oiseaux, des chacals...

Cette galerie se conclue sur la pièce de Manja Ristić qui est très poétique : Orango
En 2020, j’ai eu envie de travailler avec des poètes roumains et des auteurs sonores. Il s’agissait de chercher à intégrer une ou plusieurs traductions du même poème dans une seule pièce sonore. C’est pour ça qu’il y a des mélanges de langues. Chez Manja Ristić il y a de l’anglais, du serbe, un peu d’italien à un moment.
C’est une question qui me préoccupe particulièrement en étant roumaine. Le roumain est une langue avec une circulation uniquement nationale donc très restreinte, ainsi les productions sonores et radiophoniques s’arrêtent aux frontières. Peut-être, que pour des français il n’y a pas une conscience très aiguë des limitations liées à la langue mais nous, dans les tout petits territoires, qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce qu’on produit que de l’anglais pour être sûr que nos pièces voyagent ? Est-ce qu’on fait des versions dans plusieurs langues, avec les coûts que cela induit ? Est-ce qu’on fait systématiquement une vidéo avec un sous-titrage et on oblige les gens à lire plutôt qu’à être dans l’écoute ? Ce sont des questions que je me pose.
Avec la poésie, il y a moyen de trouver des formes plus créatives et d’intégrer une deuxième, une troisième langue dans la même pièce. Il faut trouver des techniques sonores qui soutiennent et valorisent chaque forme linguistique. L’enjeu est de créer des formes d’ouverture et de communication. C’est un souci de “petites langues” mais qui concerne de nombreux pays en particulier autour de la Roumanie.
J’ai rencontré Manja Ristić dans un contexte professionnellement très heureux En 2018, lors d’une conférence sur l’écologie acoustique qui réunissait à Budapest des scientifiques, des artistes et des gens préoccupés par les questions acoustiques et sonores, j’ai été invitée à présenter les projets de SEMI SILENT. C’est là que je l’ai rencontrée puisqu’elle présentait un travail sur les neurosciences et la perception du son. Je l’ai écoutée ensuite lors d’une performance pendant l’évènement. J’ai été complètement éblouie par la finesse de son travail. Je suis assez sensible à ça, les façons de s’approcher du matériel sonore qui ne sont pas avant tout démonstratives, qui ne vous jettent pas à la figure des couleurs primaires ! Je préfère des écoutes qui demandent un exercice particulier, un temps dédié, une disponibilité à la perception des différences, des finesses… J’ai énormément apprécié cette performance de Manja Ristić et par la suite, on a eu une occasion de se revoir et de travailler dans différents contextes. Avec elle, j’ai tout le temps la sensation que j’apprends à écouter. J’apprends l’existence de différents mondes matériels et immatériels, c’est comme une suspension de ma pensée et de mon corps dans ces lieux de grâce qu’elle nous offre avec chaque production.
Et me voilà, une productrice très émue.

Entretien réalisé par Adrien Chiquet avec Anamaria Pravicencu
Mai 2024